Le licenciement d’un salarié pour un motif lié à l’exercice non abusif de sa liberté d’expression est nul. C’est ce que vient de préciser la Cour de cassation dans un arrêt de principe rendu le 16 février 2022.
Le salarié peut s’exprimer librement dès lors qu’il ne commet pas d’abus
Sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression (cass. soc. 14 décembre 1999, n° 97-41995, BC V n° 488). Il ne peut être apporté à la liberté d’expression que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché (c. trav. art. L. 1121-1 ; cass. soc. 14 décembre 1999, n° 97-41995, BC V n° 488).
L’abus de cette liberté, par l’usage de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, peut être sanctionné et entraîner, selon les circonstances, un licenciement pour faute grave, voire pour faute lourde quand l’intention de nuire à l’entreprise est caractérisée (cass. soc. 7 octobre 1997, n° 93-41747, BC V n° 303 ; cass. soc. 21 avril 2010, n° 09-40848 D).
En cas de contentieux relatif à un licenciement pour exercice abusif de la liberté d’expression, cet abus doit être caractérisé (cass. soc. 23 septembre 2015, n° 14-14021, BC V n° 177).
En l’absence d’abus, les juges considèrent actuellement, selon les cas :
-soit que la faute grave ou lourde n’est pas caractérisée (voir par exemple cass. soc. 27 mars 2013, n° 11-19734, BC V n° 95 ; cass. soc. 22 juin 2004, n° 02-42446, BC V n° 175 ; cass. soc. 5 mai 1993, n° 90-45893 D) ;
-soit que le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse (voir par exemple cass. soc. 2 mai 2001, n° 98-45532, BC V n° 142 ; cass. soc. 1er juin 2004, n° 02-40762 D ; cass. soc. 23 septembre 2009, n° 08-42201 D) ;
-soit, plus rarement, que le licenciement est nul (voir par exemple cass. soc. 28 avril 1988, n° 87-41804, BC V n° 257 et cass. soc. 19 mai 2016, n° 15-12311 D pour des licenciements nuls ; cass. soc. 3 mai 2011, n° 10-14104, BC V n° 104 pour un avertissement nul).
Aucun texte ne prévoit en effet les conséquences de l’absence d’abus de liberté d’expression sur le licenciement prononcé, en dehors des cas de discriminations pour lesquels le licenciement est nul (c. trav. art. L. 1132-1 et s.).
Un désaccord exprimé dans des termes ni outranciers ni injurieux ne caractérise pas un abus
Dans cette affaire (qui concernait le secteur bancaire), un salarié engagé en 2008 en qualité de directeur fiscal et promu en dernier lieu, le 5 mars 2014, au grade de « managing director », avait été licencié pour insuffisance professionnelle le 31 juillet 2014.
Estimant que son licenciement était, en réalité, la conséquence d’une alerte qu’il avait lancée le 17 juin 2014, il a saisi la juridiction prud’homale en vue d’obtenir, à titre principal, la nullité de son licenciement et, à titre subsidiaire, la reconnaissance de ce qu’il était dépourvu de cause réelle et sérieuse.
À l’occasion du rachat de la société, il avait en effet exprimé son désaccord sur les modalités d’intégration de la société au sein de la société absorbante envisagées, dans le cadre des discussions entreprises pour préparer l’absorption.
Il considérait notamment que le transfert de certains comptes de compensation pouvait constituer une fraude fiscale et avait alerté son employeur sur les conséquences fiscales et pénales qu’il estimait être encourues.
Il avait également indiqué qu’il ne procéderait pas à la mise en œuvre effective de cette solution si elle était retenue et qu’il faudrait « le démettre de ses fonctions et le sortir de la ligne [de] commandement pénalement responsable avant sa mise en œuvre ».
Pour la cour d’appel, licenciement sans cause réelle et sérieuse
La cour d’appel a accueilli la demande subsidiaire du salarié en retenant que son licenciement était la conséquence de l’exercice de sa liberté d’expression dans l’entreprise.
Après avoir constaté que le salarié n’avait pas exprimé son désaccord dans des termes outranciers ou injurieux, elle en a déduit qu’il n’avait pas abusé de sa liberté d’expression et que son licenciement était donc dépourvu de cause réelle et sérieuse.
Mais, n’ayant pas obtenu la nullité de son licenciement, le salarié s’est pourvu en cassation.
Selon la Cour de cassation, à défaut d’abus, le licenciement du salarié est nul
La Cour de cassation casse la décision de la cour d’appel.
Elle rappelle en effet qu’il résulte des articles L. 1121-1 du code du travail et 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que, sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression, à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées.
Elle juge alors que le licenciement prononcé par l’employeur pour un motif lié à l’exercice non abusif par le salarié de sa liberté d’expression est nul.
C’est la première fois, à notre connaissance, que la Cour de cassation se prononce sur ce point dans un attendu de principe. Ce faisant, elle considère que la liberté d’expression du salarié constitue une liberté fondamentale, dont la violation entraîne la nullité du licenciement prononcé.
On rappelle en effet qu’un juge ne peut annuler un licenciement que si une disposition légale le prévoit ou en cas de violation d’une liberté fondamentale.
C’est donc à tort que les juges du fond ont débouté le salarié de sa demande de nullité de son licenciement après avoir constaté qu’il n’avait pas abusé de sa liberté d’expression.
À noter : pour rejeter la demande du salarié en nullité de son licenciement, la cour d’appel avait jugé que le salarié ne pouvait pas bénéficier de la protection accordée aux lanceurs d’alerte (c. trav. art. L. 1132-3-3), dans la mesure où ses fonctions consistaient justement à assurer la conformité sur le plan fiscal des transactions effectuées par la société qui l’employait.
Cass. soc. 16 février 2022, n° 19-17871 FSB sur le 2e moyen du pourvoi principal https://www.courdecassation.fr/en/decision/620ca2d6c61f23729bcf61eb
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